02 septembre 2021
Journée d’Etude organisée par l’équipe « Anthropologie comparative des sociétés et des cultures musulmanes », LAS (Laboratoire d’Anthropologie Sociale), EHESS Paris
Collège de France
11, place Marcelin-Berthelot 75005 Paris
Organisé par l’équipe « Anthropologie comparative des sociétés et cultures musulmanes », avec l’appui du CESSMA, F3S, IISMM, LAS, PALOC (UMR 208).
En Algérie comme au Soudan, l’année 2019 a été marquée par de grandes révoltes populaires amenant à une remise en cause des régimes politiques préexistants. En Algérie, la démission du président Abdelaziz Bouteflika (2 avril 2019), voire les poursuites en justice engagées à l’encontre d’anciens généraux (comme Mohamed Mediene – dit Toufik – et Khaled Nezzar, principaux responsables militaires durant la décennie meurtrière, 90’) et de hauts responsables politiques (comme les anciens premiers ministres Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal) témoignent de concessions faites aux revendications de changement politique. Plus largement, le hirak, mouvement populaire et pacifique, qui a débuté en février 2019, outre les demandes de liberté et de démocratie, de lutte contre la corruption, porte également une exigence de relecture de l’histoire algérienne et de ses zones d’ombre. L’économie morale de ce mouvement témoigne d’une remise en cause de l’ordre politique inscrit dans la durée, mais également d’une nette rupture avec le contrat social clientéliste qui prévalait. Au coeur de cette « deuxième révolution »1, marquée également par l’arrestation arbitraire de dizaines de manifestants (détenus d’opinion2), les collectifs citoyens, professionnels (avocats, journalistes, enseignants, etc.) et les associations de défense des droits humains, comme les simples citoyens s’organisent pour conquérir davantage de droits et libertés dans un pays longtemps « empêché »3. Si l’élection présidentielle a refait passer l’armée derrière le rideau, les entraves aux libertés politiques et citoyennes demeurent nombreuses, ce que ne manque pas de souligner la répétition des manifestations.
Au Soudan, après une lutte massive et prolongée commencée fin décembre 2018 dans les provinces du pays4, le renversement du président Omar el-Bechir (11 avril 2019), la mise en place d’un gouvernement civil de transition (21 août 2019), dirigé par Abdallah Hamdok, constitue une avancée pour l’Alliance pour la Liberté et le Changement (principale coalition d’opposition). Mais l’existence du Conseil National Souverain, dirigé par le militaire Abdel Fattah Abdelrahmane al-Burhan (chef de l’État depuis le 21 août 2019), et plus encore la présence du chef des Rapid Support Forces5 Mohamed Hamdan Dogolo, dit Hemeti, vice-président du même conseil (composé pour partie de militaires et de civils), suscitent de sérieuses réserves. La répression armée de la révolte populaire et surtout le massacre de Khartoum du 3 juin 2019 (plus de 100 personnes tuées) menés par les forces armées du conseil militaire de transition et les anciennes milices Janjawid alourdissent le bilan des crimes perpétrés depuis plusieurs années dans ce pays et compliquent, de fait, les sorties de la violence et les ressentiments à l’égard d’une partie du personnel politique et militaire. La mise en oeuvre d’un gouvernement politique partagé entre forces civiles et militaires témoigne toutefois d’un renouvellement des anciennes formes de gouvernement, même si la route semble encore longue et semée d’embuches pour l’avènement d’un régime plus favorable aux libertés politiques et civiles.
Si ces deux mouvements – en Algérie et au Soudan –, en dépit des diversités de leurs développements, ont fait bouger les lignes des formes autoritaires de gouvernement sont-ils à proprement parler des moments révolutionnaires ? Ils n’ont pas moins surpris de nombreux observateurs et analystes des pays des « mondes musulmans », qui les ont trop longtemps observés sous les seuls prismes de l’autoritarisme et/ou de l’islamisme6. Les dynamiques politiques de ces deux pays ont longtemps été appréhendées à l’aune des luttes au sein de l’appareil d’Etat et dans l’équilibre des rapports de force entre élites (politiques, économiques, religieuses, militaires). Pour comprendre ces récents évènements, il convient de s’intéresser davantage aux dynamiques sociales et aux transactions avec les différents segments de l’Etat, dans une perspective comparative, entre ces deux pays7. Il s’agit finalement de comprendre les dynamiques politiques ni par le haut, ni par le bas, mais plutôt dans les interactions quotidiennes Etat/société, depuis les transactions pratiques et politiques, jusqu’aux ambiguïtés qu’elles charrient, et les formes instables du lien politique. Il convient ainsi de rompre avec l’approche stato-centrée à partir d’une approche alternative fondée sur une ethnographie du politique et des mobilisations. Cette approche nous permettrait de saisir, du moins pour partie, les raisons des révoltes populaires, les attentes et regards portés sur l’État et les renégociations du lien politique pour appréhender les formes que prennent les changements de pouvoir au sein de ces deux pays.
On peut ainsi formuler un ensemble de questions : quelles sont les grandes transformations qui ont affecté ces deux dernières décennies les sociétés algérienne et soudanaise ? Comment les rapports à l’État ont évolué dans les pratiques quotidiennes et ordinaires ? Quelles sont les transformations politiques et économiques qui ont pu mener à rompre l’ancien contrat social ? Que faut-il en déduire sur les transformations des questions sociales, sur l’atteinte aux dignités citoyennes et sur l’érosion de la légitimité politique ? Quelles formes de mobilisations collectives, citoyennes, ces changements ont-ils suscitées ces dernières décennies ? Comment l’État a-t-il, lui-même, évolué dans ses formes de gouvernement, depuis une période récente jusqu’à aujourd’hui ? Quel est le poids des dynamiques transnationales dans ces évolutions ? Comment ces transformations sociales et étatiques ont-elles abouti aux soulèvements de l’année 2019 ? Enfin, au-delà de la comparaison entre causes de la révolte ou répertoires d’action des deux mouvements, quelle réflexion transversale peut se dégager autour des enjeux complexes d’une identité arabo-musulmane hégémonique ou des catégorisations imposant une lecture de ces processus en termes de deuxième saison des dits « printemps arabes » de 2011 ?
Quatre sous-thèmes sont proposés en guise d’orientation pour les futures contributions.
- Dynamiques sociales et manifestations des colères populaires
- Les formes de rapports à l’État
- L’incomplétude du pouvoir et les transactions politiques selon les situations sociales et les contextes locaux.
- Revisiter l’histoire nationale et les identités politiques
Programme
- 9h10 : Introduction
- 9h30 : Clément DESHAYES (LAVUE, CEDEJ) : Lutter en ville au Soudan: regard rétrospectif sur l’ethnographie politique de deux mouvements de contestation (Girifna et Sudan Change Now)
10h : Mohamed MEBTOUL (GRAS-Université Oran 2) : Pour une compréhension de la dynamique interne du « Hirak » algérien, une année après - 10h30 : Pause café
- 10h45 : Laurent BAZIN (CNRS-CLERSÉ, CESSMA) : Quand le gouvernement algérien s’imaginait pouvoir acheter la paix sociale : État distributif et revendications populaires
- 11h15 : Abdeljabbar A.M. EJAMI (Université Paris 8/University of Khartoum) : The ‘Deep Revolution’ in Sudan. Conceptions, Perceptions and Expectations
- 11h45 : DISCUSSION
- 12h30 : Pause déjeuner
- 14h : Barkahoum FERHATI (CNRPAH, Alger) : Les ‘vendredires’, un RV avec la liberté : témoignage
- 14h30 : Mahassin ABDEL JALIL (University of Bahri, Paris 1) : ‘The Voice of Women is Revolution’. Sudanese Women between Two Revolutions
- 15h : Pause café
- 15h15 : Salim CHENA (LAM, Bordeaux) :Mobilités et mobilisation : migration, déplacement et construction nationale en Algérie d’hier à aujourd’hui
- 15h45 : Hicham ROUIBAH (CESSMA) : La constitution algérienne ralentit le processus du Hirak : domination du pouvoir et prise de conscience populaire
- 16h15 : Yacine KHIAR (Université Paris 8/LAVUE) : De Place de la République (Paris) au Sit-in d’Al-Qyâda (Khartoum). Les mobilisations d’artistes algériens et soudanais en soutien aux mouvements de contestations dans leurs pays.
- 16h45 : Pause café
- 17h : BILAN
Discutants : Yazid Ben Hounet (CNRS), Anne-Marie Brisebarre (CNRS), Barbara Casciarri (Paris 8/LAVUE, CEDEJ), Tarik Dahou (IRD), Marie-Luce Gélard (Paris 5).