09 novembre 2017 - 10 novembre 2017
Journée d’étude
9-10 novembre 2017
(organisée par le SeDyL, le Ceped et la F3S)
Les objectifs initiaux de ces journées étaient de réfléchir collectivement sur les manières dont les chercheur.e.s membres des laboratoires de la F3S travaillent aujourd’hui les questions concernant l’éducation et les savoirs, en relation avec les grands enjeux sociétaux des Suds. Il s’agissait de débattre sur nos emprunts théoriques[1].
Trois grandes thématiques ont guidé nos échanges. La première portait sur les ancrages disciplinaires de nos principaux outils théoriques et les manières dont ces outils circulent d’une discipline à l’autre, ainsi que sur les collaborations interdisciplinaires favorisées précisément par nos objets. La seconde concernait la constitution des champs de recherche sur l’éducation et les savoirs sur les Suds, à partir d’une histoire critique des théories, pour comprendre comment les chercheur.e.s membres des laboratoires de la F3S se situent au sein de cet espace théorique. La troisième thématique visait la prise en compte des rapports de pouvoir dans lesquels s’inscrit la recherche sur l’éducation et les savoirs produite en France (domination scientifique des Nords sur les Suds, “colonialisme du savoir”, imposition, adaptation ou création de nouveaux modèles éducatifs et de recherche). Nous avons souhaité interroger les “formes de l’échange” entre les Nords et les Suds, les modes de collaboration et d’interaction, ainsi que la circulation des idées et des théories.
Les questions clés de la dénaturalisation de l’objet “école”, de la construction des catégories, des réappropriations et de la construction des légitimités dans le contexte des rapports de pouvoir internationaux ont été au cœur des débats, faisant l’objet de discussions transversales sans cesse réactivées et renouvelées par les présentations.
Face à la tendance occidentale à naturaliser l’école comme “normale” et “bénéfique”, nous avons questionné son sens dans des pays où elle n’est pas institutionnalisée et où plusieurs formes scolaires peuvent cohabiter avec les systèmes nationaux hérités de la colonisation. Quatre pistes ont été mises en avant. La première est l’impératif d’historiciser la forme scolaire, de tracer l’histoire des configurations scolaires en lien avec les structures sociales. La seconde est de se placer en dehors du système scolaire pour le comprendre : interroger l’école en lien avec les autres instances éducatives et, plus largement, articuler le champ scolaire aux systèmes de représentation, aux systèmes de savoirs et aux structures sociales. Le champ scolaire doit être articulé aux champs de savoir et de pouvoir. La troisième piste consiste à prendre en compte, à la fois pour les comprendre et les tenir à distance, les mysticismes positivistes et progressistes portés par l’école. Ceci permet de poser des questions fondamentales trop souvent négligées : la non- scolarisation est-elle en soi un problème ? Un écart statistique est-il une inégalité ? Il faut enfin analyser le rôle des acteurs dans la définition des normes et leurs mises en pratique, dans les modes de construction des savoirs et des institutions. Qu’est-ce qui est légitime et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Quelles formes prennent les processus de réappropriation et de réinterprétations en fonction des processus de légitimation ?
Par ailleurs, si nos concepts peuvent être utilisés pour les situations scolaires du Nord, que valent-ils dans des contextes où l’école n’est pas institutionnalisée ? Avant d’avancer dans ce débat, il a été précisé que le “ Sud ” n’est pas une catégorie géographique, mais qu’il désigne les populations appauvries par le capitalisme et le colonialisme. Son statut épistémologique reflète sa position dominée : le “ Sud ” est un réservoir de données pour les théorisations européennes. Après la situation coloniale de Balandier, il convient d’interroger la situation postcoloniale (dans ses dimensions politiques, culturelles et économiques) dans laquelle s’inscrivent nos pratiques théoriques. Il a donc été question de recentrer nos préoccupations sur les perspectives endogènes et d’utiliser des catégories “indigènes”. La difficulté à dénicher ces dernières en raison du silence des populations concerné.e.s a été soulignée. Des concepts puissants ont néanmoins émergé ces dernières années. Ainsi, le “ Buen vivir ”, un concept issu de la société “ indigène ” est actuellement développé comme discours et pratique scolaire en Équateur et en Bolivie. Par ailleurs, des travaux actuels cherchent à porter la notion bantoue d’“ ubuntu ” dans l’étude de l’école, à travers les langues. Nous avons insisté sur la nécessité de s’intéresser aux langues comme accès aux systèmes de représentation et à la logique des cultures, et rappelé que l’histoire se pose depuis longtemps la question des catégories “ indigènes ” pour qualifier les réalités politiques avant la colonisation.
Nos échanges avec des courants anglo-saxons, souvent mal accueillis en France, comme les Indigenous Studies et les Subaltern Studies ont été discutés, notamment l’apport des Subaltern Studies qui invitent à ne pas construire de catégories a priori, mais à les faire émerger des situations sociales, évitant ainsi de plaquer des catégories issues de la recherche sur les pays du Nord. Ceci a fait émerger un autre questionnement : que faire de l’intersectionnalité dont certains usages tendent à utiliser des catégories préconstruites ? En termes de catégories usuelles, le relatif abandon de la classe sociale, aujourd’hui remplacée, chez les démographes notamment, par la notion de “niveau de vie”, ou dans des traditions plus anglo-saxonnes par la notion de “race”, a suscité de longues discussions.
Ces journées ont suscité un enthousiasme certain et le désir de continuer les discussions. Nous avons fait le point sur des débats anciens qui méritaient d’être collectivement revisités. Nous avons mis en commun des préoccupations théoriques, ce qui nous a permis de faire des liens entre des problèmes que nous traitons souvent de manière séparée. Il reste à tirer les conséquences de nos discussions en envisageant un renouvellement de nos outils.
Parmi les suites éventuelles de ces journées, nous envisageons une nouvelle rencontre au printemps 2018 sous forme de journée d’études co- organisée par le CEPED et le SeDyL visant des invitations plus larges et une publication collective.
Pierre Guidi et Isabelle Léglise
[1] Ces deux journées d’études sur les « Enjeux théoriques de la recherche sur l’éducation et les savoirs aux Suds », ont été organisées par Isabelle Léglise (SeDyL)et Pierre Guidi (Ceped). Elles ont réuni Jordie Ansari et Nicolas Fayette (CREDA), Isabelle Léglise et Valelia Muni Toke (SeDyL), Marie- Albane de Suremain et Thuy Phuong Nguyen (CESSMA), Étienne Gérard, Pierre Guidi et Marc Pilon (CEPED). Christine Hélot (sociolinguiste, Université de Strasbourg) et Abdeljalil Akkari (éducation comparée, Université de Genève) ont été invité.e.s comme discutant.e.s. Steven Prigent (CEPED) est venu participer aux débats. Les terrains de recherches étaient variés (Afrique, Amérique latine, Asie et Océanie) de même que les disciplines représentées (anthropologie, démographie, histoire, sociolinguistique, sociologie). Chaque présentation a été suivie d’une discussion et chaque demi-journée a été conclue par une discussion générale.